Sánchez Vara : trente ans de vérité face aux corridas dures
Sánchez Vara : trente ans de vérité face aux corridas dures
Fernando Robleño et Javier Castaño ayant pris leur retraite, le plus exprérimenté des toreros spécialistes de corridas dures en activité est Francisco Javier Sanchez Vara. Nous l’avons rencontré peu de temps après qu’il ait reçu le Coup de Coeur du Temperas pour sa prestation lors de la corrida concours d’Alès 2025. En compagnie de son représentant en France, Clément Albiol, Javier s’est livré avec beaucoup de sincérité sur sa passion, sa carrière et sa vision de son métier.
Tertulias : « Tu torées depuis près de trente ans. Qu’est ce qui a changé dans la corrida ? »
Sanchez Vara : « Un des aspects qui a changé, c’est la diminution du nombre de corridas. Et le public a lui aussi changé. Il y a quelques années, c’était un public d’aficionados, mais qui connaissait un peu moins la tauromachie. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, les corridas à la télévision, etc., les gens en savent beaucoup plus et il est souvent plus difficile pour les toreros de convaincre le public. C’est devenu bien plus compliqué. »
Tertulias : « Quel souvenir gardes-tu de ta première fois devant un toro? »
Sanchez Vara : « Et bien, cela fait longtemps maintenant, je crois que j’avais 11 ans, et j’en garde un souvenir de nervosité. De l’illusion aussi, mais surtout des nerfs et de l’incertitude, car je n’avais pas beaucoup d’expérience, j’avais très peu toréé. C’était dans le village de mon père, Niguera de las Dueñas, et c’est un très beau souvenir. À ce moment-là je ne pensais pas que j’allais arriver où je suis arrivé ni accomplir ce que j’ai accompli. J’aimerais revenir en arrière, mais ce sera difficile. »
Tertulias : « Quand as-tu compris que ton chemin dans le monde du toro passerait par les corridas dites dures, plus toristas ? »
Sanchez Vara : « Je l’ai compris lors de ma quatrième novillada piquée, qui a eu lieu à Madrid. Je l’ai compris quand cette novillada s’est terminée et qu’on m’a annoncé la suivante, une novillada dans un village d’Ávila, dans la vallée du Tiétar, qui s’appelle La Adrada. J’y ai été bien, et l’empresario de l’époque m’a donné beaucoup de novilladas là-bas. Et quand j’ai vu le chemin qui m’attendait, celui de la « vallée de la terreur », je me suis dit : « voilà mon chemin ». C’est là que tout a commencé. Je me suis toujours entraîné pour les corridas importantes. Mon maître à l’école taurine était Joaquín Bernadó, qui fut un torero extraordinaire, et mon premier apoderado fut Ángel Teruel : deux toreros de classe et d’un style différent.
Mais le destin m’a mené là, et j’ai pensé qu’il valait mieux tuer ce type de corridas que de rester chez moi. Je me suis donc adapté aux corridas qui m’attendaient en essayant de triompher, en adaptant ma technique, mes connaissances et ma manière de voir le toreo. Je crois que j’étais, d’une certaine façon, fait pour ce type de corridas.»
Tertulias : « L’as-tu accepté facilement ? »
Sanchez Vara : « Oui, je l’ai accepté avec une immense joie, parce que je suis torero, j’aime toréer.
Comme les toreros d’avant — je te parlais d’Ángel Teruel, par exemple, qui tuait la corrida de Miura à Bilbao, à Madrid — je l’ai accepté avec beaucoup d’enthousiasme, car comme je te disais, j’ai accompli grâce à ce type de corridas bien des choses que je n’aurais jamais imaginées. La reconnaissance de l’afición, le respect des professionnels, et cela est très difficile à obtenir. Donc oui, je l’ai accepté, heureux. Je l’ai accepté et je continue de l’accepter, c’est ma place, et je n’ai pas envie d’en sortir. »

Tertulias : « Face à ce bétail, le toro est-il un adversaire ou peut-il devenir un compagnon ? »
Sanchez Vara : « Et bien, le toro est toujours un compagnon. Parce qu’imagine, un toro très mauvais peut parfois t’aider à triompher. Il ne peut jamais être un adversaire, c’est toujours un compagnon qui t’aide à triompher. Il ne t’aide peut-être pas à le toréer comme tu veux, à tout faire joliment, mais le toro est toujours un collaborateur, un ami nécessaire qui doit être à tes côtés. L’adversaire, c’est autre chose : c’est celui qui torée avec toi. S’il est meilleur que toi, c’est lui qu’on engage à ta place. Mais le toro, non, le toro est toujours un collaborateur. »
Tertulias : « Comment décrirais-tu ta relation avec le toro ? »
Sanchez Vara : « Je suis quelqu’un, un torero, qui se préoccupe beaucoup de le connaître. Par exemple, quand je vais toréer une corrida — j’ai 25 ans d’alternative — je me préoccupe de regarder des vidéos, de connaître les caractéristiques de la ganadería, un peu son histoire. Je crois que cela t’aide une fois devant le toro. C’est une relation d’amitié, comme je te disais. Le toro, c’est mon ami. Il me donne les moments les plus heureux de ma vie. Parfois non, parfois il sort un « cabrón », comme on dit, et il te fait passer un sale moment… Mais globalement ma relation est bonne, sincère, et je pense que plus tu donnes au toro, plus tu reçois de lui. »
Tertulias : « Tu es un torero banderillero : pourquoi ? »
Sanchez Vara : « Parce que j’ai commencé à l’école taurine en le faisant. Les matadors banderilleros m’ont toujours beaucoup attiré. L’une de mes idoles d’enfant, que je n’ai vu que dans les films, était Paquirri : je voulais être comme lui. Et puis c’est une suerte qui me plaît et que je crois bien maîtriser. Et dans ce type de corridas que je tue, tout ce que tu peux ajouter compte beaucoup. Si tu mets tout sur la muleta, c’est plus difficile. Mais si tu fais une bonne lidia, un bon tiers de banderilles, une faena de muleta correcte, une bonne estocade, cela peut t’aider à triompher. Tout laisser à la muleta, c’est très difficile.»

Tertulias : « Comment gères-tu l’importance du premier tiers et le fait de banderiller ? »
Sanchez Vara : « Je me prépare à tout, et je connais le public qui vient me voir. Je sais ce qu’il attend de moi.
Je m’efforce donc de bien faire le premier tiers, que ce soit un tiers beau, pas une simple formalité, pour que le public voie le toro. Et si tu as déjà marqué des points au tiers de varas, en plaçant bien le toro, en faisant les choses proprement, alors pour banderiller beaucoup de toros servent plus que pour la muleta. Il suffit qu’il vienne et qu’il se déplace un peu pour faire un bon tiers. Donc je le gère ainsi, et j’essaie de ménager le toro, car il doit arriver vivant au tiers de banderilles puis à la muleta. Le premier tiers est plus exigeant pour nous, les matadors, c’est pourquoi je ménage toujours les toros au cheval. »
Tertulias : « Pour toi, quel est le rôle du tiers de varas ? Quelle importance faut-il lui donner ? »
Sanchez Vara : « Il faut lui donner de l’importance. Les ganaderos sélectionnent au cheval, puis à la muleta, et les aficionados doivent apprendre que ce n’est pas une formalité mais un tiers important. Je lui accorde beaucoup d’importance, surtout quand je torée en France, où les gens sont très attentifs à ce tiers et où il est très apprécié. Cela m’aide aussi à être engagé : si tu bâcles le tiers de varas en mettant le toro sous le cheval pour faire ton rôle ensuite, le public (mon public, celui qui vient voir ce type de corridas ) se fâche .
Donc je lui accorde la même importance qu’aux banderilles, à la muleta et à l’épée. La même.»
Tertulias : « Face aux toros auxquels tu te confrontes, y a-t-il place pour l’inspiration artistique, ou seule compte la technique ? »
Sanchez Vara : « Cela dépend des moments. Dans toutes les ganaderías sortent de bons toros, même dans les plus dures. Et quand il le permet, j’aime toréer avec du goût, droit, avec rythme. L’autre jour, sans aller plus loin, nous avons eu la chance de toréer deux toros de Valverde et ce n’était pas la guerre, c’était plutôt de l’inspiration. Comme le toro de Tardieu à Alès aussi : ce toro chargeait lentement. Là il y a eu deux visages : le toro de Valverde, compliqué et dur, qui a donné une faena d’émotion , l’autre beaucoup plus templée, avec des passes longues. »

Tertulias : « Au fond, quel type de toro préfères-tu toréer ? »
Sanchez Vara : « Je les aime tous. J’aime le toro qui me laisse toréer droit, à mon aise. Mais j’aime aussi le toro difficile, celui qui fait penser aux gens du public — comme un toro de Reta à Céret — qu’ils ne se mettraient jamais devant. Même si ce ne sont pas des faenas très artistiques, si elles sont émouvantes, cela me plaît aussi. Parfois un toro compliqué t’offre plus d’options qu’un toro « facile ». Comme celui de Reta très compliqué, et déjà simplement le lidier et le tuer, c’est presque triompher. La ganadería de Miguel Reta restera pour toujours liée à moi et j’en suis très heureux, elle m’a donné beaucoup de respect auprès des gens. Une corrida de Reta, ce n’est pas n’importe qui qui la tue. »
Tertulias : « Quelles émotions ressens-tu juste avant d’entrer dans l’arène ? »
Sanchez Vara : « Beaucoup d’incertitude, parfois. la peur que les choses se passent mal, parce qu’après tant de temps je te dis la vérité : la peur de l’animal est moindre, on est habitué. C’est plutôt la peur que les choses ne passent pas, bien après s’être tellement préparé. Et puis l’incertitude de tout torero : « vais-je être capable de faire ceci ? », « vais-je pouvoir faire ce que j’ai dans la tête ? ». Quand le toro sort, tout cela disparaît et le torero sort, lui. Et tu fais ce que tu peux et ce que tu as en tête. »

Tertulias : « Après plus de 30 ans de carrière, qu’est-ce qui te fait continuer ? »
Sanchez Vara : « Mon enthousiasme. Et peut-être l’idée que je n’ai pas encore accompli tout ce que je peux accomplir. Il y a de moins en moins de toreros comme moi, de mon style. Rester là me pousse à continuer. Je ne prends la place de personne : je vais dans les arènes faire mon travail et assumer mes responsabilités.
Et surtout l’illusion : je vis pour ma profession, je m’entraîne tous les jours comme un jeune qui vient de prendre l’alternative. Tant que j’aimerai toréer, je continuerai. Le jour où cet amour partira, je me consacrerai à autre chose. »
Tertulias : « Tu as souffert plusieurs blessures : comment as-tu géré physiquement et mentalement ces moments difficiles ? »
Sanchez Vara : « Et bien, les toreros, en plus de l’entraînement physique, nous avons la tête très préparée pour tout ce qui peut arriver. Les blessures ne m’ont pas trop atteint psychologiquement. Il y a des doutes au début, mais il faut les prendre naturellement : ce sont des choses qui peuvent arriver. Et quand elles arrivent, il faut repartir de zéro, et c’est tout. Parfois cela coûte un peu plus, mais cela ne m’a jamais excessivement inquiété. »
Tertulias : « Concernant la transmission et l’avenir : ton fils a débuté sans picadors. Quelle émotion cela te procure-t-il ? »
Sanchez Vara : « C’est comme si je recommençais à zéro. Imagine ! Je revis ma carrière à travers lui.
Il a débuté en public en 2024, et en lumières en août 2025. C’est une immense joie. Je suis quelqu’un qui casse beaucoup les clichés : je suis ravi que mon fils veuille être torero, qu’il suive les pas de son père.
Les sensations que tu as dans une arène, devant un toro, tu ne les auras dans rien d’autre au monde. Et comme je connais ce degré de bonheur-là, je veux que mes enfants le connaissent aussi. Je suis ravi. »
Tertulias : « Quels conseils lui donneras-tu pour devenir torero ? »
Sanchez Vara : « Qu’il se donne entièrement, que c’est une profession très difficile mais que tout vaut la peine. Ensuite, quelques conseils techniques, évidemment. Il a aussi ses professeurs à l’école taurine. Comme je suis encore en activité, je suis un peu libéré de cette obligation. Je lui dis de suivre l’exemple de son père : le sacrifice, l’amour de la profession, l’engagement. Ça vaut la peine. »
Tertulias : « Comprends-tu les critiques et les débats autour de la corrida ? »
Sanchez Vara : « Oui, je comprends. Les gens sont libres de penser ce qu’ils veulent. Nous, les taurins, défendons notre monde, et les antitaurins — leur problème, c’est que ce qu’ils défendent n’est pas réellement motivé par le bien-être animal, mais par un pur business. La preuve : cette année ils ont de moins en moins de force. Il ne faut jamais baisser la garde car ils sont traîtres et agissent toujours par derrière, mais la tauromachie existe depuis des siècles, et quatre idiots motivés par l’argent ne vont rien y changer. »
Tertulias : « Y a-t-il un futur pour les corridas toristas ? »
Sanchez Vara : « Je crois que de plus en plus que oui. Parce qu’il peut y avoir une monotonie qui, parfois, ennuie le public. Alors que les corridas toristas, c’est chaque jour une aventure. Personne ne s’y ennuie. C’est difficile à comprendre, mais cela a beaucoup d’avenir. San Agustin de Guadalix et Tres Puyazos en sont un exemple un groupe d’aficionados a créé sa feria. La première année, il y avait à peine de quoi remplir un autobus. Maintenant ils remplissent une arène de 3 000 places trois fois de suite. »
Tertulias : « Et parmi les jeunes toreros, la nouvelle génération est-elle prête pour ce type de corridas ? »
Sanchez Vara : « Cela dépend du temps et du contexte, car il y a moins de corridas qu’avant.
Mais oui, je crois qu’il y a des toreros très préparés. Ils doivent surtout être clairs dans leur tête : « voilà mon chemin », et essayer d’être une figure dans ce type de corridas. S’ils ont cela en eux et qu’ils sont capables d’efforts quand il le faut, je pense qu’il y a de l’avenir. »
Tertulias : « Une question importante : pourquoi as-tu intégré Clément à ton équipe ? »
Sanchez Vara : « Parce qu’un ami m’en a parlé. J’ai toujours eu un bon cartel en France, mais je crois qu’il me fallait une personne jeune, motivée, et avec envie de travailler. Et Clément est un bon apoderado, il l’est et il le sera encore plus. Nous avons commencé récemment, nous avons été ensemble à Alès, à Valverde, et c’est un bon aficionado, passionné et travailleur, ce qui est essentiel. C’est la personne qu’il me fallait pour m’ouvrir davantage de portes en France dans ce type de corridas. »
Tertulias : « Et toi, Raúl, pourquoi as-tu rejoint Javier ? »
Clément Albiol : « Javier m’a appelé pour me le proposer. C’est quelqu’un que j’ai toujours apprécié comme matador, en tant qu’aficionado, et j’avoue que d’avoir la chance de travailler avec lui, cela m’a permis de comprendre pourquoi il était encore là après 25 ans d’alternative. Parce que je vois le travailleur qu’il est, le torero qu’il est, et c’est vraiment un plaisir au quotidien de travailler avec lui et d’apprendre plein de choses. Et je pense qu’il y a moyen de faire quelque chose pour qu’il retrouve la place qui est la sienne en France. »
Tertulias : « Javier, comment perçois-tu la tauromachie en France ? »
Sanchez Vara : « Je la perçois avec des aficionados durs, très sensibles, qui savent exactement ce qu’ils veulent voir. J’ai eu beaucoup de chance : la France m’a aidé à de nombreux moments de ma carrière, et j’y ai aussi réalisé des gestes. Je crois que j’ai su rendre une partie de l’affection qu’ils m’ont donnée, même si je me sens encore un peu en dette. »

Tertulias : « Dans quelles arènes françaises aimes-tu toréer ? »
Sanchez Vara : « Toutes. Peu importe. J’y vais toujours avec plaisir. J’aime beaucoup Alès, Vic, Parentis… toutes. J’aime les places toristas comme dans les plazas de première. À Arles, j’ai eu la chance de toréer une corrida concours et une Miura, et j’ai coupé une oreille à chaque fois. Mais Céret a une signification particulière , ce fut l’un des jours les plus importants de ma carrière, avec la corrida de Miguel Reta et ce toro Rabioso. Ce toro m’a donné beaucoup de catégorie dans ce type de corridas. »
Tertulias : « Quel regard portes-tu ta carrière ? »
Sanchez Vara : « Quand je regarde en arrière, je vois que jamais je n’aurais imaginé accomplir ce que j’ai accompli. Mais quand je regarde devant moi, je me dis , ce n’est pas tant que ça, j’ai encore beaucoup à faire.
C’est une carrière belle, honnête, avec encore des choses à accomplir. »
Tertulias : « Et qu’aimerais-tu que le public retienne de toi ? »
Sanchez Vara : « Que j’ai été un torero capable, qui a fait la face devant toutes les ganaderías, et qui n’a jamais posé de problème aux toros, aux arènes, ni à personne. Un homme honnête et un bon professionnel. »
Tertulias : « Si tu devais recommencer, que ferais-tu différemment ? »
Sanchez Vara : « Et bien, certaines choses que j’ai faites et qui n’étaient peut-être pas justes, je ne les referais pas. Mais bon… parler après coup est facile. Si je devais repasser par tout ce que j’ai vécu, je le ferais les yeux fermés. J’ai vécu des moments très compliqués, très durs, ingrats, mais je les revivrais un million de fois. »
Francisco Javier Sánchez Vara est un torero fidèle à une idée exigeante et sans concession de la tauromachie. Sans posture ni nostalgie, il revendique ce chemin choisi et assumé.
Merci et suerte à Javier et Clément pour la temporada qui vient (et toutes les suivantes).
Propos recueillis par Thierry Reboul

bonne interview d’un honnete homme