L’afición, sans détour
L’afición, sans détour
Être aficionado aujourd’hui n’a rien d’évident. Dans une époque qui simplifie, qui juge et condamne vite, choisir la tauromachie relève d’un geste intime, presque à contre-courant. C’est accepter la nuance quand tout pousse au manichéisme, préférer la profondeur à la facilité.
Que signifie aujourd’hui être aficionado?
Être aficionado n’a jamais été anodin. L’afición transcende ainsi la simple tradition locale, ou l’héritage folklorique venu d’Espagne. Dans ce monde où les identités culturelles se fragmentent, être aficionado devient un acte profondément personnel.
Dans une époque de consommation rapide, la tauromachie réclame un investissement intérieur : du temps, de la curiosité, de l’ouverture, une capacité à accueillir des émotions complexes, parfois contradictoires. La tauromachie touche à la fois l’esthétique, l’éthique et l’intime.
A l’heure des réseaux saturés de certitudes, de jugements rapides et de débats violents et stériles, l’afición relève d’un regard porté sur le monde. Dans une sphère publique où le consensus moral tend à s’imposer, où tout ce qui dérange est souvent disqualifié, choisir l’afición revient à assumer une forme de dissidence émotionnelle , calme, réfléchie et assumée.

Résister sans s’opposer
L’arène fonctionne comme un microcosme social, codé. On y retrouve (de plus en plus) des générations entières, des classes sociales mêlées, un vocabulaire, des références communes. Assister à une corrida, c’est intégrer une communauté de regard où l’on partage un langage.
Cette communauté vit aujourd’hui dans un monde qui la comprend mal, voire la rejette. La tauromachie devient une niche culturelle, un groupe soudé par un style de sensibilité. L’aficionado ne se veut pas provocateur. Il évolue simplement dans un univers symbolique différent.
L’afición représente une identité complexe. Résister n’est pas s’opposer frontalement. C’est continuer à aller aux arènes, continuer à parler de toros, continuer à transmettre. C’est préserver un espace où le tragique, le beau, le risqué ont encore une place.
Le rapport au tragique et à la mort
Si l’afición demeure un choix intime, c’est aussi parce qu’elle touche à ce que notre époque évite : la mort, la vulnérabilité, le tragique. La société contemporaine cherche à occulter la mort, à la rendre abstraite. La tauromachie, elle, la rend visible, ritualisée, intégrée à la représentation. Non par goût du macabre, mais parce que la mort est la condition de la vérité dramatique du combat.
Dans l’arène, la mort rappelle l’essentiel : le courage, la peur, la maîtrise, l’effondrement possible. Elle n’est pas un spectacle, mais le miroir de notre condition d’êtres mortels. L’intensité émotionnelle d’une corrida naît de cette confrontation symbolique.

C’est pour cela que la tauromachie reste l’un des derniers arts tragiques de nos sociétés. Dans une époque obsédée par la sécurité absolue et la maîtrise totale, le torero incarne une autre logique : celle de l’instant, du risque accepté, de la liberté ultime, celle qui se mesure au bord de la mort. Regarder une corrida, c’est accepter d’être mis face à cette tension : vie / mort, courage / peur, maîtrise / chaos, beauté / violence. Des couples que la modernité cherche à dissocier mais que la tauromachie rassemble.
Toristas / Toreristas : la vieille fracture qui dit beaucoup
Dans cet univers, une ligne de fracture traverse encore et toujours les gradins : celle qui sépare les aficionados toristas et toreristas. Une querelle de chapelle ancienne, parfois amusante, parfois virulente, mais toujours révélatrice.
Pour les toristas, la corrida se lit à partir du protagoniste essentiel : le toro bravo. Son intégrité, sa mobilité, sa bravoure sont les clés de l’émotion. Ils s’enthousiasment pour la tension qu’impose un animal exigeant. À leurs yeux, sans toro, pas de vérité.
Pour les toreristas, la corrida se comprend par le prisme du torero au travers de son style, sa technique, et son intelligence. Ils admirent la manière de citer, de charger la suerte, de dessiner des trajectoires plus que la puissance brute du toro. À leurs yeux, sans torero inspiré, pas d’art.
Un débat… qui fait vivre l’afición
Si ces positions peuvent être radicales pour certains, beaucoup oscillent d’un côté ou de l’autre. Mais la pluralité des sensibilités enrichit les conversations en sortie d’arène, autour d’un verre ou dans les gradins. Elle rappelle que la tauromachie n’est pas une science exacte mais une lecture, un regard, une interprétation sous condition bien entendu que le respect entre sensibilités soit de mise et que le débat soit possible.
L’aficionado contemporain sélectionne, s’informe, se forge une opinion. Il comprend que la tauromachie n’est pas un bloc homogène mais un univers complet, mêlant élevage, éthique, esthétique, histoire.
Une identité souvent bousculée, mais assumée
Dans une société où la corrida est fréquemment contestée, être aficionado revient parfois à marcher à contre-courant. Archaïsme, violence, cécité volontaire? Ceux qui ne connaissent pas le disent. Ceux qui savent en comprennent la nuance, la complexité, la profondeur. Au fond l’aficionado moderne n’est pas un militant : il est un passionné qui sait expliquer, dialoguer, transmettre, mais aussi écouter.
La tauromachie n’offre pas des réponses, mais des questions. Elle parle de courage, de peur, de maîtrise, d’art, de beauté, de risque. Elle raconte l’instant décisif où tout peut basculer. Être aficionado aujourd’hui, c’est accepter d’être touché par ce que d’autres ne veulent pas regarder. C’est affirmer une sensibilité, cultiver une émotion, vivre intensément un moment suspendu où l’homme et l’animal se rencontrent.

Au fond, une manière d’aimer la vie
Être aficionado aujourd’hui, c’est cultiver une sensibilité que l’époque tolère mal. C’est être capable d’aimer une discipline qui ne promet pas le confort mais l’intensité. Elle ne rassure pas mais elle éveille. Voilà qui pose la vérité de l’afición contemporaine : la capacité à accueillir la complexité du vivant, et à y trouver , malgré tout, ou peut-être grâce à cela , une forme de beauté.
Qu’on regarde la corrida à travers le toro ou à travers le torero, qu’on soit torista, torerista ou simplement aficionado sans étiquette, l’essentiel est dans la sincérité du regard, dans la quête de vérité.
Être aficionado aujourd’hui, c’est assumer sa place dans une tradition vivante, discuter, débattre, se remettre en question… et continuer à vibrer. Parce que, malgré les critiques, malgré les divisions, malgré les doutes, la tauromachie continue de parler, à ceux qui veulent bien encore écouter. À l’heure de la standardisation culturelle, être aficionado relève d’une sensibilité singulière. Un refus du confort moral. Un attachement au vivant dans ce qu’il a de plus intense. Un goût pour la vérité, même lorsqu’elle dérange.
Continuons à accepter de regarder en face ce que d’autres ne veulent pas voir. Préférons la complexité à la simplification. Cherchons l’émotion pure, fragile, dangereuse qui touche parfois au sublime. Restons singulier car être aficionado aujourd’hui, c’est simplement être fidèle à une manière d’aimer, d’observer et de comprendre la vie.

Philippe Latour
