Juan José Padilla « lutter, avancer, profiter »
Juan José Padilla « lutter, avancer, profiter »
Il fut le cyclone, il est devenu le pirate. Il a failli mourir en piste maintes fois. Le toro l’a châtié durement, il en porte les stigmates, et pourtant il se considère chanceux et privilégié. Juan José Padilla n’est pas un personnage lisse et commun. Il s’occupe aujourd’hui de la carrière de Martin Morilla. C’était l’occasion pour Tertulias de recueillir les propos de celui que même le pape en personne a voulu rencontrer. En avant pour un entretien à coeur ouvert!

JUAN JOSE PADILLA
Tertulias : « Quand vous avez décidé d’arrêter votre carrière, est-ce que la décision a été facile à prendre ? »
Juan José Padilla : « C’est une décision que j’ai prise d’abord par honnêteté et par respect pour ma profession. J’avais déjà eu quelques alertes, j’avais ressenti à certaines occasions que mes facultés me faisaient défaut. Cela ne s’était pas forcément remarqué, car c’étaient des épisodes passagers, comme des sortes de vertiges liés à un problème d’oreille. J’avais des soucis auditifs, et j’allais à l’arène avec une inquiétude.
J’ai toujours été — et je me considère encore — un torero totalement engagé face au toro, par respect pour le public. Je me suis rendu compte que je ne voulais décevoir ni le public ni moi-même. Je ne voulais pas non plus devoir interrompre la saison, annuler des corridas, et ainsi mettre les empresas en difficulté.
Mes facultés, diminuant, pouvaient nuire à ma carrière — une carrière très importante — j’ai donc décidé de me retirer à cause de cette perte de confiance en mes capacités, celles dont j’avais besoin pour rester au niveau d’exigence auquel j’avais toujours été. »

Tertulias : « Votre famille, votre entourage vous ont soutenu, non ? »
Juan José Padilla : « Ils ne s’y attendaient pas, parce que, cela ne se voyait pas. C’était quelque chose que je gardais pour moi, cela relevait de ma propre perception. Étant donné le nombre de corridas que je toréais et le niveau auquel je me trouvais, ce n’était pas imaginable. Ni mon apoderado, ni ma famille ne l’avaient vu venir. Mais c’est une décision que j’ai prise avec une sincérité totale, envers moi-même avant tout. Et je crois que je l’ai prise au bon moment, au moment juste, pour pouvoir partir avec dignité. »
Tertulias : « Aujourd’hui vous ressentez un manque, notamment la reconnaissance et l’amour du public ?
Juan José Padilla : « Cela ne me manque pas vraiment, parce que depuis que je me suis retiré, je ressens toujours l’affection et le respect du public. On dirait même que je suis encore en activité. Les gens m’aiment beaucoup, on m’invite dans beaucoup d’endroits, et honnêtement, pour moi, c’est ce qu’il y a de plus extarordinaire.
Si je disais que cela ne me manque pas d’être devant un toro, je mentirais. C’est quelque chose que j’ai vécu toute ma vie. J’ai consacré plus de quarante ans à cette profession, alors oui, ça me manque d’être face au toro, ou même face à une vache au campo.
Comme je suis parti, sans jamais vouloir décevoir le public, je pense que revenir ne serait pas cohérent avec l’honnêteté de ma décision. Ce ne serait pas fidèle à la magnifique despedida que j’ai eue dans toutes les arènes.
Aujourd’hui, je me nourris de l’afición, de mes compagnons, des corridas auxquelles je peux assister quand mon emploi du temps me le permet. Je reste dans un milieu qui me passionne : le monde du toro. Et c’est ainsi que je comble ce manque. »
Tertulias : « Dans toutes vos blessures, celle de Saragosse est celle qui a le plus marqué, comment arrive t’on à se remettre des impacts physiques, psychologiques d’un tel accident ? »
Juan José Padilla : « J’ai toujours été un homme de foi. J’ai toujours eu conscience de la profession que j’avais choisie : une profession très risquée, où l’on souffre vraiment, où l’on ressent les choses intensément… et où l’on peut mourir. J’étais prêt à donner ma vie pour elle.
Ce qui est vrai, c’est qu’avec le recul, après une longue trajectoire, beaucoup de blessures et d’après-midi difficiles, je ne m’attendais pas à un accident d’une telle gravité. J’avais déjà subi des blessures très graves, comme celle de Huesca, qui a été extrêmement sérieuse — sincèrement, celle-là m’a presque coûté la saison, et j’ai failli devoir arrêter ma carrière. La blessure de Huesca a été décisive, elle a beaucoup marqué.
Avec cette blessure, j’ai traversé des moments très difficiles, mais j’ai toujours gardé la foi, toujours gardé l’espoir de revenir.
Pour gagner ce combat que beaucoup pensaient perdu d’avance, car après la blessure de Saragosse, si certains disaient que je reviendrais, la majorité pensait que je ne toréerais plus jamais, je pensais toujours à remettre le costume de lumière pour toréer dix ou douze corridas, ou quelques-unes, juste pour remporter cette bataille, ce défi.
Je me suis préparé, je me suis conditionné mentalement. Ma femme et mes enfants m’ont beaucoup aidé, ils m’ont soutenu dans cette décision. En revanche, je suis allé à l’encontre de l’avis de mes parents, de mes frères, et même de certains collègues. Certains compagnons voulaient que je prenne ma retraite, qu’on m’organise un festival, un hommage.
Mais moi, avant tout cela, j’ai voulu retourner m’entraîner, même dans le brouillard, remettre le costume de lumière et redevenir le torero que j’avais été les années précédentes. »

Tertulias : « Ce sont de vrais amis, au fond, parce qu’ils se moquent de savoir si tu torées ou non : ils t’aiment simplement pour ce que tu es. Et ça, ça te motive. Mais tous les compañeros ne sont pas comme ça ! »
Juan José Padilla : « J’ai la chance d’avoir beaucoup d’amis dans la profession, des compañeros avec qui j’ai partagé de grands moments, aussi bien dans l’arène qu’en dehors. Tous ceux qui venaient me rendre visite me conseillaient de prendre ma retraite, de profiter de la tranquillité en famille, en me disant que je pourrais faire bien d’autres choses.
Mais au fond de moi, quelque chose me travaillait profondément : devoir abandonner la tauromachie à cause de cet accident… non. J’avais perdu, oui — j’avais perdu l’audition, j’avais perdu certaines facultés physiques. Mais face à cette adversité, il fallait être résilient. Il fallait trouver en soi une force intérieure, avoir beaucoup de foi pour atteindre l’objectif que je m’étais fixé.
L’homme, avec de la ténacité, de l’effort et du sacrifice, peut tout accomplir. »
Tertulias : « Je vous ai vu sur une photo, et vous dites que vous avez beaucoup de foi. Comment s’est présentée la chance et l’opportunité de rencontrer le Pape ? »
Juan José Padilla : « Ce fut une bénédiction de Dieu. Plus qu’un coup de chance, ce fut un véritable cadeau du ciel. J’avais en tête, depuis longtemps, l’idée d’aller rendre visite à Sa Sainteté (pape François). Mais cela n’avait pas pu se concrétiser, notamment parce que j’étais encore en pleine saison.
Curieusement — que Dieu ait son âme — après ma grave blessure à Saragosse, Sa Sainteté s’est beaucoup inquiété pour moi. Il a beaucoup demandé de mes nouvelles aux cardinaux espagnols, chaque fois qu’ils se réunissaient.
C’est alors qu’il a exprimé le souhait de m’inviter. À Madrid, à Guadalajara, dans une congrégation. Il s’est véritablement soucié de moi, et m’a adressé une invitation. J’ai d’ailleurs conservé sa lettre d’invitation.
J’ai eu la chance, après ma retraite, de pouvoir le rencontrer. C’était en mars 2019, avec mon épouse, Lidia, et mes enfants.

Cela a été l’un des moments les plus merveilleux de ma vie : me retrouver face à Sa Sainteté, en compagnie de ma famille. Le voir bénir mes images, mes médailles, celles que je porte toujours sur moi… Ce fut un vrai cadeau du ciel, arrivé au moment parfait, après toute une carrière et un adieu à l’arène. Ce que je ressens le plus profondément, c’est la joie d’avoir pu vivre cela avec ma femme et mes enfants, qui ont toujours été mes fidèles étendards tout au long de ma carrière. »
Tertulias : « Après tant d’après-midi où ta vie aurait pu basculer, qu’est-ce qu’on apprend à vraiment apprécier dans la vie ? »
Juan José Padilla : « Ce que j’apprécie avant tout… c’est que Dieu, après toutes ces épreuves, ait voulu me donner de nouvelles opportunités.
Chaque fois que je me suis réveillé d’une blessure, intubé à l’hôpital, entouré de machines et regardant le plafond du box en soins intensifs, je remerciais Dieu de m’avoir accordé une nouvelle chance.
J’apprécie aussi profondément les progrès de la médecine, qui sont aujourd’hui très avancés. C’est sans doute grâce à cela que j’ai pu me rétablir aussi vite.
Je suis également très reconnaissant pour l’affection et l’attention des kinésithérapeutes et des professionnels de santé, qui m’ont permis de retrouver une vie plus confortable, plus digne.
J’accorde énormément de valeur au soutien et à l’amour que j’ai reçus de toute la société, de tout le monde taurin — un soutien énorme. J’ai senti l’affection de tous les aficionados, mais aussi de gens qui ne le sont pas, ou qui ne sont pas taurins. Ce soutien m’a profondément touché. C’est cela que je valorise réellement, que je remercie du fond du cœur, et que je n’oublierai jamais.
Je valorise aussi beaucoup le fait qu’après la cornada de Saragosse, les empresas ne m’aient plus jamais proposé de corridas dures. Tu sais que j’ai eu deux grandes étapes dans ma carrière : dans la première, j’étais considéré comme un torero des corridas dures — celles de Miura, Victorino, Cebada… toutes ces ganaderías, que peu de toreros osaient affronter.
Quand j’ai fait mon retour, les empresas m’ont toujours proposé une place dans des corridas plus abordables, dans des cartels où il était normalement difficile de se faire une place. Ce changement, cette considération, a été pour moi une forme de récompense. Je la valorise énormément, c’est une vraie marque de reconnaissance. »
Tertulias : « Qu’avez-vous préféré, au final : votre première étape professionnelle, marquée par des toros durs et des blessures, ou la seconde, avec des toros plus commerciaux, des cartels de figuras — mais où vous êtes devenu « le Pirate » ? »
Juan José Padilla : « Honnêtement, j’ai toujours été très fier de ma carrière, de la façon dont je l’ai menée. J’étais heureux de toréer les corridas dures. C’est là que je m’étais fait une vraie place dans toutes les arènes. J’étais respecté, de Castellón à Saragosse, chaque année. Je défendais cette tauromachie, cette identité qui était la mienne, cette personnalité. Et je me sentais fort — mentalement, physiquement. Et puis, je me suis préoccupé de changer de cap, de passer à d’autres types de corridas.
C’est vrai que, avant même la cornada, j’avais envisagé de me retirer, parce que je voulais partir en restant au sommet. Je ne voulais pas finir par baisser le nombre de mes corridas. Tu sais, j’en avais déjà toréé près de 800, issues de ce genre d’élevages durs… Mon chemin était déjà bien tracé.
Pour te dire la vérité, quand je tuais une corrida de figuras ou plus commerciale, c’était presque toujours chez moi à Jerez. Et bien sûr, personne ne dit non à quelque chose de doux. C’était agréable.Mais ne pas y être tout le temps ne me frustrait pas. Ce n’était pas un manque pour moi — au contraire.

du cyclone au pirate
J’étais fier d’être accueilli comme je l’étais dans les corridas dures, partout où je passais : à Pampelune, à Bilbao, à Séville, à Mont-de-Marsan, à Logroño, à Bayonne, à Lima… dans toutes les arènes. J’en tirais une grande fierté.
Après l’accident, une nouvelle étape s’est ouverte. Comme si Dieu avait voulu me regarder autrement, et me faire ressentir aussi la partie plus douce du toreo.
C’était toréer aux côtés des figuras, dans des corridas moins dures, même si — il faut le dire — cela reste une énorme responsabilité. Si je n’avais pas été capable d’être à la hauteur, j’aurais dû partir, c’est certain.
Mais j’ai eu cette opportunité. Je l’ai saisie. Et cette étape, ce furent sept saisons consécutives, plus de 500 corridas, et une immense fierté pour moi d’être entré dans ce cercle, dans ce circuit.
Mais jamais, jamais je ne me suis senti frustré. Jamais. Je suis fier des deux étapes de ma carrière. »
Tertulias : « Comment vit-on au quotidien avec une cornada de « miroir » ? »
Juan José Padilla : « Sincèrement, personnellement, je n’ai pas sombré dans la dépression, ni ressenti de véritable mal-être. Ce que j’ai ressenti, en revanche, c’est une profonde tristesse. Je me sentais peiné, car je savais que j’avais fait beaucoup de peine à ceux qui m’aiment — à mes enfants, à mes proches. Ce sont eux qui ont le plus souffert, bien plus que moi.
D’une certaine manière, je me sentais fier, parce qu’un toro m’avait infligé une cornada — une cornada terrible — qui aurait pu me coûter la vie, et pourtant j’étais vivant, et j’avais encore la possibilité de toréer.
Ces séquelles, celles qui ont marqué mon visage et modifié mon apparence, ont profondément touché mes proches, mes compagnons. Je me souviens de Sebastien Castella venu me voir à l’hôpital, à peine j’étais pris en charge. Il a ôté sa médaille pour me la donner et il ne pouvait même pas prononcer un mot, en larmes. Et ça, pour moi, ça a été une immense peine.
Comprendre que j’avais fait du mal à mes compagnons, à ceux qui m’aiment… Peut-être que, moi, je ne l’ai pas ressenti avec autant de douleur — mais les gens qui m’aiment et qui m’ont soutenu, eux, l’ont vraiment vécu avec souffrance. Et c’est cela qui m’a le plus fait mal. »

Tertulias : « En avez-vous voulu à Marqués le toro qui vous a infligé cette cornada ? »
Juan José Padilla : « Jamais, car Marqués a accompli son devoir. Tous les toros sortent pour charger et pour se défendre. Le devoir du torero est soit d’éviter ces blessures, soit de s’y donner corps et âme. Je savais que Marqués allait me prendre lors de cette paire de banderilles. À plusieurs reprises, il m’avait averti, et je savais qu’il allait me prendre. Ce que je ne savais pas, c’était l’étendue des dégâts ni la gravité de la cornada.
Mais j’étais conscient du risque de la « cogida », pas de la cornada elle-même ni de son ampleur, mais bien de la « cogida ». Je ne peux pas garder rancune à Marqués, je ne peux pas en vouloir au toro, parce qu’en quelque sorte, il m’a « rentabilisé ». Et quand je dis « rentabilisé », ce n’est pas au sens économique.
Je veux dire, dans le respect. Toutes les cornadas sont pour moi comme des médailles. Cette fois-ci, ce fut une souffrance, mais comme je le dis toujours, je l’ai assimilée comme une partie de la gloire. J’ai toujours vu et compris que le toreo demande de l’effort, du sacrifice, et aussi qu’il faut payer le tribut des cornadas. »
Tertulias : « Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? »
Juan José Padilla : « Bien, même si dernièrement j’ai subi deux interventions à l’oreille. Je continue à avoir, malheureusement, cette pathologie qu’est la perte d’équilibre. L’audition est totalement perdue, mais cela provoque des vertiges, raison pour laquelle j’ai dû subir deux opérations assez lourdes afin de pouvoir continuer à progresser et à évoluer.
Physiquement, je prends soin de moi, j’aime m’entretenir physiquement, j’aime aussi faire attention à mon alimentation, et je me sens bien. Je trouve beaucoup de réconfort à voir grandir mes enfants, à voir ma femme heureuse, mes parents aussi . Je me sens heureux malgré les circonstances où il m’arrive encore de devoir lutter, avancer, et me battre contre certaines séquelles. »
Tertulias : « Si Juan José Padilla n’avait pas été torero, qui serait-il? »
Juan José Padilla : « Boulanger, sûrement, parce que vous savez que dans ma vie, au début, j’ai été boulanger. Mon père était boulanger, et de génération en génération, j’ai travaillé dans la boulangerie. J’avais bien conscience que si la chance ne m’accompagnait pas, je devrais continuer à travailler dans la boulangerie.
Je n’ai jamais envisagé de devenir banderillero. J’avais cette certitude : je devais être torero, je devais parvenir à devenir un torero important, aimé et respecté.
Il y a eu de nombreux moments où, en tant que novillero avec picadors, je ne toréais pratiquement pas. Je me suis nourri en faisant partie de la cuadrilla de Javier Buendía, le rejoneador, en sortant comme sobresaliente avec lui. Cela m’a beaucoup aidé. Je m’habillais en torero, je faisais des quites aux toros, et parfois je les tuais moi-même quand lui ne pouvait pas leur porter le rejón de mort, car il avait un problème de dos et ne descendait pas de cheval.
Il y a eu des moments où l’on m’a proposé d’intégrer certaines cuadrillas comme banderillero, mais moi, je voulais me battre pour accomplir ce rêve : être torero et réussir. Et cette lutte, cette ténacité, cet effort ont fini par être récompensés. »
MARTIN MORILLA
Tertulias : « Qu’est-ce qui vous amené à devenir apoderado ? »
Juan José Padilla : « Tout d’abord, par gratitude pour tout ce que j’ai reçu. Je suis quelqu’un de reconnaissant, et j’ai reçu bien plus que ce que j’aurais pu imaginer dans le monde de la tauromachie. On m’a énormément aidé à avancer. Logiquement, ce serait égoïste de ma part de m’éloigner du monde du toro sans apporter, humblement, ma petite pierre à l’édifice pour quelqu’un qui en a réellement besoin.
En vérité, j’ai reçu des propositions de matadors de toros bien établis, en pleine forme, pour les accompagner. Mais j’ai toujours préféré faire un pas de côté et me concentrer sur des jeunes à qui je vois des qualités, du potentiel, et travailler pour eux, pour donner un nouvel élan à la fiesta brava.
C’est pour cela que, dans le cas de Martín Morilla, je suis passionné, plein d’espoir, et je suis convaincu qu’il peut aller très loin. »

Tertulias : « Qu’enseignez-vous à vos toreros? »
Juan José Padilla : « J’ai pour habitude d’avoir toujours des réunions avec le torero. Je parle beaucoup avec lui, principalement parce que je veux lui transmettre que, dans ma génération — je te parle des années 80 —, j’ai appris une certaine éducation et des valeurs importantes dans le monde de la tauromachie. Des valeurs fondées surtout sur le sacrifice et la rigueur qu’il faut consacrer à cette profession.
Quand on est torero, il faut avoir la capacité de se sacrifier, il faut entretenir l’illusion, la passion, et y consacrer toute son énergie. Ensuite, il faut reconnaître qu’il existe un respect, des protocoles et des codes dans le toreo. C’est ce que j’essaie toujours de transmettre à Martín.
Je le sensibilise aussi aux difficultés que nous traversons actuellement, aux attaques des antitaurins, malheureusement, et à celles de certains — pas tous — hommes politiques. Même nos fêtes sont attaquées. Je l’amène donc à prendre conscience de la dureté que doit affronter un torero. J’insiste beaucoup sur la dévotion, le sacrifice et l’effort : c’est ce que je cherche à lui transmettre.
Quant à son concept du toreo, je le respecte beaucoup. Il y a des toreros qui ont des qualités et une capacité propre, et je ne peux leur corriger que certains détails : des distances, ou quelques moments où il faut s’engager un peu plus face au toro. Mais en ce qui concerne l’expression, elle est propre à chacun. Et concrètement, Martín Morilla a une expression très personnelle. Il a une grande capacité, et il possède de très belles qualités. »

Tertulias : « Après votre première expérience qui s’est terminé dans le fracas (Manuel Perrera), avez-vous pensé ne pas recommencer ? »
Juan José Padilla : « Pour moi, la déception a été qu’il prenne la décision de publier un communiqué mensonger, et qu’il formule une critique dans l’intention de salir une trajectoire, en m’injuriant et en me calomniant. Ce qui est d’ailleurs un délit. Je n’ai pourtant pas commis l’erreur de le poursuivre en justice. Cela ne fait pas partie de mes codes éthiques ni moraux.
Tout cela a pu être démontré, car je suis une personne très transparente. Et si j’aide les jeunes, ce n’est pas pour gagner de l’argent, car Dieu merci, la vie m’a récompensé et je peux vivre confortablement. J’ai en parallèle une activité professionnelle qui me permet de vivre sereinement sur le plan économique, et ce que je fais, c’est toujours pour apporter quelque chose aux jeunes.
continuer à aider
Ce garçon, je l’ai beaucoup aidé — soit dit en passant — tant sur le plan économique que professionnel. Il a beaucoup regretté, il m’a présenté ses excuses, et j’ai aujourd’hui une bonne relation avec lui. Je lui ai pardonné. Je suis un enfant de Dieu, et ce garçon, à son âge, a pu être monté contre moi, qu’on l’ait provoqué. Peut-être que cela l’a poussé à agir sous l’effet de l’impulsivité. Malheureusement, il a nui à sa carrière avec cette décision. Ces commentaires et cette situation ne lui ont en rien été bénéfiques.
Je n’ai jamais fermé la porte à aucun novillero, à personne. J’ai continué à aider aussi, d’une certaine manière, d’autres novilleros. J’ai pu les faire entrer dans certaines ferias, parce que j’ai de bonnes relations avec de nombreuses entreprises, avec beaucoup d’amis. Il y a beaucoup de novilleros — je ne veux pas donner de noms — que j’ai pu placer dans différentes situations, jusqu’à ce qu’arrive Martín Morilla.
Martín Morilla, c’est un jeune que j’ai connu à Sanlúcar, il venait s’y entraîner. Son grand-père avait été l’apoderado de Jesulín de Ubrique. D’une certaine manière, j’ai pu l’accompagner dans ses débuts d’entraînement, de préparation. C’était très intéressant.
Quand il s’est retrouvé sans apoderado, il m’a demandé de l’aide. Je me suis pris d’enthousiasme. Comme je le répète souvent, je suis reconnaissant envers le monde du toro. Je crois donc qu’il est important de miser sur les jeunes qui ont des qualités. C’est pourquoi je continue, très enthousiasmé. »
Tertulias : « Comment lui expliquez-vous les étapes indispensables pour grandir et se surpasser lui-même ? »
Juan José Padilla : « Ce jeune-là, quand j’ai commencé à l’apodérer, n’avait toréé que trois novilladas avec picadors. Ce qui est une étape très exigeante, parce qu’aujourd’hui, les jeunes ont peu d’opportunités. Et il faut absolument profiter de celles qui se présentent, bien sûr.
La mentalisation est très claire : il peut faire éclater son identité et son concept du toreo — et il le fait bien. Mais ce concept du toreo doit aussi aller de pair avec certaines qualités qui attirent l’attention, non seulement par le style, mais aussi par le don de soi, cette intensité qui est essentielle dans le toreo, et par une personnalité affirmée.
corps et âme
Le toreo doit marquer les esprits, il doit avoir de l’impact sur les gradins. Le concept personnel compte, bien sûr, mais il faut aussi s’y livrer pleinement. Le public peut pardonner beaucoup d’erreurs aux jeunes, parce qu’ils débutent. Il ne leur pardonnera jamais, de ne pas se livrer corps et âme face au novillo.
Le torero doit être entièrement engagé, corps et âme, face au novillo. Il doit comprendre qu’il lui faut livrer sa vie pour pouvoir avancer et évoluer. C’est ce que j’essaie de lui faire comprendre. Les opportunités ne sont pas faciles à obtenir, avoir déjà un semblant de saison est une chance.
Et je lui dis, avec humilité, que tout cela, il le doit au novillo, et qu’il doit le saisir. Il faut qu’il sache tirer parti de ses qualités innées, de son concept du toreo, mais il doit aussi ajouter du charisme, de l’engagement, et que le public puisse le percevoir. Même si le novillo ne lui permet pas de déployer tout son style, il doit avoir montré une vraie ambition et une grande générosité. »

Tertulias : « Est-il difficile de lui enseigner tout cela ? »
Juan José Padilla : « C’est difficile, bien sûr. On peut lui dire les choses, comme quand je lui explique qu’il doit entrer à tuer d’une certaine manière. Lui, il travaille beaucoup, on le travaille ensemble, et il le fait parfaitement bien… sur le carretón. Mais ensuite, parfois, dans certaines circonstances, ça ne se passe pas comme il le voudrait.
Tout cela demande du travail, du temps, et aussi de la patience. Il faut lui faire comprendre que la clé, c’est la confiance. Et petit à petit, il commence à gagner cette confiance.
Pour réussir dans le monde de la tauromachie, l’important, c’est que les jeunes aient une grande connaissance des encastes, des types de charges et de ce qui se passe dans l’arène. Ils doivent savoir ce que le novillo leur propose. Il faut toujours tirer la partie positive du novillo.
Un jeune, s’il a cette intelligence privilégiée pour savoir et comprendre où il doit appuyer. S’il faut qu’il baisse plus la main ou pas — et qu’il n’a pas besoin qu’on le lui dise parce qu’il le sent —, alors il a quelque chose de fondamental. Il y a beaucoup de jeunes, beaucoup de novilleros qui ont déjà cette faculté, et c’est essentiel.
Il doit, en dix minutes, développer tout ce que lui offre le novillo. Et pour cela, il faut être un novillero avec une tête privilégiée. »
Tertulias : « Martin va toréer plusieurs fois en France ? »
Juan José Padilla : « Je dois remercier Garlin de s’être souvenu de Martín Morilla pour l’inclure dans cette fiesta campera matinale. Avec toute l’humilité, car à ce moment nous n’avions rien, nous sommes donc allés à cette novillada. En commençant par ce mano a mano lors de la fiesta campera, qu’il a remporté, avant même de se gagner la novillada elle-même.
Cela a été très important. Cela lui a ouvert les portes du campo en France. Ce fut une aide pour pouvoir être présent à la feria de Mont-de-Marsan, à celle de Béziers, à entrer à Bayonne, et si Dieu le veut — je l’espère —, pour conclure aussi avec la feria de Dax, qui est encore en attente. Je crois que le campo français s’est ouvert à lui de manière très importante, dans des arènes de première catégorie et avec une grande répercussion. »

Tertulias : « Que représente la France pour un torero espagnol ? »
Juan José Padilla : « Je parle de ce que j’ai vécu personnellement, des années 90 et 2000. Pour moi, cela a représenté énormément, car ma première corrida après Pampelune fut à Mont-de-Marsan, lors d’un remplacement. J’ai remplacé El Tato, face à une corrida de Victorino, et j’ai coupé quatre oreilles. Toutes les portes de toutes les ferias se sont ouvertes pour moi à partir de là.
L’afición française est une afición honnête, respectueuse, rigoureuse, mais aussi très reconnaissante. C’est une afición très sérieuse, dans le sens où elle sait te récompenser, et elle le fait de manière juste. La France, aujourd’hui, est en train de devenir une véritable puissance dans le monde taurin. Elle connaît une croissance importante, non seulement au niveau de l’afición, qui montre de plus en plus de rigueur, de sérieux et de constance, mais aussi dans l’évolution des ganaderías, qui progressent et fonctionnent de mieux en mieux. »
PAMPELUNE
Tertulias : « Vous êtes considérés comme une idole là-bas, qu’est-ce que cela fait d’être un héros pour des milliers de gens ?
Juan José Padilla : « C’est avec une grande fierté, que j’ai noué ce lien, que je me suis intégré de cette manière avec Pampelune. J’ai été — et je continue de l’être chaque fois que je vais à Pampelune — très aimé par les gens. Ils m’adorent. ils ne me laissent pas faire un pas sans vouloir me parler, passer un moment avec moi, et cela, c’est quelque chose que j’apprécie énormément. »
Tertulias : « Comment votre famille vit-elle les moments passés à Pampelune avec toi ? »
Cela, on te le rend vraiment avec beaucoup de gratitude. Ma femme, mes enfants le vivent avec une grande fierté. Ils sont très surpris — ce qui est normal — car l’affection des gens est quelque chose de bouleversant.
Je me souviens que tout le monde garde en mémoire mes après-midis, de nombreuses tardes et mes sorties a hombros. Surtout, ce qui marque profondément, c’est ce qui dépasse ta propre vie : se retrouver au milieu de mille personnes et ne plus pouvoir partir.
C’est quelque chose que je n’oublierai jamais de ma vie. »

Tertulias : « La tauromachie à Pampelune, comme dans beaucoup d’endroits en Espagne, est devenue un sujet politique. Que pensez-vous de la réflexion du nouveau maire sur des Sanfermines sans corridas ? »
Juan José Padilla : « Il faut dire que cela me brise le cœur, cet essai d’attaque. Je dis “essai” parce que nous n’allons pas permettre qu’on nous méprise, ni qu’on nous prive de notre liberté. Nous ne devrions pas le permettre.
Je suis très lié à Pampelune. Je donnerais ma vie pour Pampelune. Quand je ressens cette attaque politique, cette volonté de censurer la fête dans une terre qui ne fait pas que promouvoir, mais qui grandit le monde taurin avec des cartels de grandes ganaderías et des vedettes majeures du toreo qui viennent toutes très motivées à Pampelune…
En plus, il y a un enthousiasme partagé par le monde entier, par tous les pays qui veulent venir profiter des encierros, de cette fête et de ce spectacle unique.
Je crois que vouloir détruire d’une manière ou d’une autre quelque chose d’aussi enraciné est, pour moi, incompréhensible et bien sûr inacceptable. »
Tertulias : « Ne faudrait-il pas que le monde taurin s’empare du sujet en alertant l’opinion, avec qu’il ne soit trop tard ? »
Juan José Padilla : « Je pense que le collectif taurin, l’ensemble des professionnels du secteur, doit s’engager activement. Il faut que nous sachions nous unir pour défendre cette culture, non seulement dans le monde entier, mais en particulier à Pampelune. Là-bas, personne ne devrait se sentir seul dans ce combat.
Nous devons être capables de concevoir une initiative qui mette en valeur notre passion, en partant des grandes figures du toreo, dans le respect de toute la hiérarchie : éleveurs, professionnels, matadors, empresarios — tous doivent unir leurs forces dans un même élan.
C’est ensemble que nous devons agir et faire face, sans rester silencieux ni passifs. Je suis ici pour être le premier à apporter ma contribution, à défendre cette arène et tout ce qui fait partie de Pampelune. J’y mets mon cœur et ma vie. »
Tertulias : « Pensez-vous globalement que la tauromachie court un danger en Espagne ? »
Juan José Padilla : « Eh bien, je ne crois pas qu’il y ait un réel danger de disparition. Nous sommes attaqués, c’est vrai, mais je pense que la tauromachie ne disparaîtra pas. D’une certaine manière, on observe un renouveau important chez la jeunesse.
Je ressens aussi un élan fort dans la nouvelle génération, chez les jeunes ganaderos, journalistes, empresarios, qui ont un grand potentiel. Cela, combiné à la génération qui a connu d’autres époques, pourrait donner quelque chose de très intéressant. Il faudrait savoir puiser dans cette source précieuse, et les résultats viendront.
Je crois que la fête ne va pas perdre son équilibre, malgré les nombreuses attaques qu’elle subit de toutes parts. Il est vrai qu’on cherche à nous envahir, à nous imposer une autre vision, mais ils n’y parviennent pas — et ils ne doivent pas y parvenir. Nous ne devons ni céder ni rester passifs. »
Tertulias : « Finalement, la tauromachie est-elle plus de droite que de gauche ? »
Juan José Padilla : « A la fois de droite et de gauche. La politique — si l’on parle de politique — a toujours impliqué aussi bien la gauche que la droite, et l’une comme l’autre ont défendu la tauromachie. Les deux camps ont été concernés.
Dernièrement, disons plutôt récemment, du côté de la gauche, il semble y avoir… au-delà de l’ignorance, un désintérêt, une absence d’implication, et malheureusement, une certaine hostilité. Je ne parle pas de tous, je ne veux pas généraliser.
De la même manière, je ne veux pas non plus généraliser du côté de la droite. J’ai de très bons amis politiques des deux bords.
Aujourd’hui, la politique n’est pas bien perçue dans le monde de la tauromachie. C’est pour cela, je pense, que beaucoup cherchent à se camoufler, à ne pas s’impliquer — ce qui est regrettable.
Mais le toreo, lui, est pur. La fête n’est pas politique. La fête est authentique, sincère, faite par et pour le peuple. Et le peuple marche résolument aux côtés de la vérité, pas de la politique. »
Tertulias : « Pour finir que peut-on souhaiter à Juan José Padilla l’homme et le professionnel taurin pour 2025 ? »
Juan José Padilla : « Que peut-on me souhaiter ? Moi, je demande à Dieu avant tout que nous puissions continuer — puisque nous parlons de la fiesta brava — car c’est elle qui nous nourrit, qui nous remplit. Ce que je lui demande, c’est qu’elle continue de grandir, qu’elle avance, surtout à travers les générations. Je parle aussi du milieu professionnel, car nous avons besoin, cela dit en passant, de renforcer les rangs. Il faut donner des opportunités à ces jeunes.
Personnellement, je ne demande rien d’autre à Dieu que de me laisser vivre avec le bonheur qui est le mien aujourd’hui, dans une perspective différente de celle que j’avais à l’époque où j’étais actif. Je vis pleinement, je profite de mes enfants qui sont à l’université et qui avancent dans leurs études. Je vis heureux avec ma femme, qui m’accompagne souvent. Grâce à Dieu, mes engagements professionnels — parallèlement à ceux liés à la tauromachie — lui permettent de m’accompagner. Je suis reconnaissant, fier et comblé par ce que Dieu avait en réserve pour moi.
Aujourd’hui, je me sens privilégié, sans aucun doute. »

Nous remerçions infiniment Juan José Padilla pour ce long moment d’échanges et lui souhaitons le meilleur pour la suite.
Ptopos recueillis par Philippe Latour
Merci pour cette passionnante interview d’un torero très attachant. Je l’avais découvert à Floirac au milieu des années 90 pour un de ses premiers contrats en France. Nous avions terminé la soirée en sa compagnie à la Bodega de Bordeaux. Un excellent souvenir.
Frédéric.