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La dictature des chiffres

La dictature des chiffres

Emotions

La tauromachie, depuis toujours, s’est nourrie d’émotion pure.

Dans l’arène, l’intensité d’un geste , d’une charge, une passe juste, une connection entre un homme, un animal et le public sont autant d’instants de vérité qui échappent à toute mesure. Ils appartiennent à la mémoire intime de celui qui a le privilège de les vivre. Un secret ineffaçable qui n’appartient qu’à soi.

Enfin, c’est comme cela que je vis la tauromachie. Transpercé par des émotions uniques et complexes où se mèlent force, puissance, douceur, beauté, violence, amour.

Statistiques

Lundi 8 septembre. 7 corridas au compteur et 13 sorties en triomphe, 35 oreilles et une queue. Un lundi de catégorie ? Non un jour ordinaire comme la temporada en connaît de plus en plus. Il nous aura été épargné pour une fois les vueltas posthumes et autres indultos qui fleurissent aussi vite que les paquerettes au printemps.

Aujourd’hui, apparaît une logique nouvelle : celle du chiffre! Les oreilles coupées, les vueltas accordées, les statistiques de fréquentation se sont imposées comme critères de jugement. Comme si deux trophées valaient toujours mieux qu’un émoi partagé. Comme si l’addition des récompenses traduisait automatiquement la valeur artistique d’une corrida.

Pourtant, qu’il en existent des faenas bouleversantes qui, faute de trophée, disparaissent dans l’oubli, tandis que des triomphes artificiels emplissent les colonnes des journaux. Qu’il en existe des charges infatigables de toros contre un cheval ou un chimérique adversaire, qui n’ont pas besoin d’un mouchoir bleu de plus en plus pâle ou de l’orange criard pour ressentir au plus profond une émotion vraie!

Finalement le chiffre, rassurant parce qu’il est mesurable, finit par éclipser l’essentiel : cette émotion, par nature qui est incalculable!

C’est dans l’air du temps de vivre d’immédiateté et de paraître. Le succès se lit en courbes de croissance, en nombres de vues, en « likes » (et Tertulias n’échappe pas à la règle). L’important n’est plus de vivre une expérience singulière, mais de pouvoir l’afficher. La corrida n’échappe plus à cette dérive. On sort de l’arène, image à l’appui (magie d’internet et des réseaux sociaux!) convaincu d’avoir participé à ce moment « unique », quand bien même l’unicité est fabriquée par une communication habile. Se crée l’illusion d’une grandeur partagée, où l’apparence peut supplanter la vérité.

Quantité et qualité

La tauromachie ne devrait-elle pas se dérober aux classements? Quantité signifierait-elle qualité? La fragilité de l’instant, le risque assumé, la sincérité d’un geste, la naiveté d’une charge, le combat de l’inutile qui ne cherche pas la récompense et la mort pour compagne sont des choses que nulle statistique ne pourra traduire. La corrida se vit dans le rythme d’un combat, dans celui d’une faena qui se construit à deux. Dans le bruit ou le silence chargés de tension, tout semble suspendu. La tauromachie appartient au domaine du sensible, de l’invisible. Les récompenses ne devraient finalement qu’en traduire l’exceptionnalité et venir souligner ce qui permet d’en justifier la survivance dans un monde bicéphale qui se veut moralement bienveillant et qui pourtant est si violent.

Résister à cette dictature des chiffres, c’est refuser de réduire la tauromachie à un palmarès ou à une compétition sportive. C’est rappeler qu’elle est d’abord différente et unique. La différence doit-elle se mesurer?

La question touche à notre rapport au temps. Le chiffre s’inscrit dans l’instantané, dans la logique du résultat immédiat. L’émotion, demande patience, attention, disponibilité. Dans un monde pressé, ce temps long paraît presque subversif. S’abandonner à l’instant sans chercher à le réduire à une preuve ni à le figer dans un classement est-il encore possible?

Une fois tout cela expulsé , reste une vérité à admettre : ce mouvement paraît irréversible! Sans tomber dans le « c’était mieux avant! » , force est de constater que les repères d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’autre fois. S’y opposer, c’est courir après une illusion, se battre contre des moulins à vent! Alors dans cette résistance silencieuse, aussi vaine qu’elle puisse sembler, il me restera la fidélité à ce qui ne se compte pas, a ce qui n’a pas besoin de mouchoirs quelqu’en soit la couleur pour vivre le moment avec intensité.

Philippe Latour

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