Juan de Castilla, le rêveur aussi grand que ses rêves.
Juan de Castilla, le rêveur aussi grand que ses rêves
A Medellín, le quartier de Castilla n’a pas une fameuse réputation. Juan Pablo Correa Sanchez y a grandi sans se rendre compte des difficultés de sa jeune vie. C’est en poursuivant son rêve espagnol pour devenir torero qu’il en a pris conscience. Cette quête n’est pas de tout repos. Travailler pour subsister, corridas dures pour exister. Juan de Castilla, loin de sa Colombie natale bataille. Après une prestation remarquée à Vic, l’an dernier, la France est en train de l’adopter. Tertulias l’a rencontré avant son passage madrilène de la San isidro pour un entretien étonnant et détonnant.

Tertulias : « Pour ceux qui ne te connaissent pas encore, peux-tu te présenter rapidement ? »
Juan de Castilla : « Eh bien, je m’appelle Juan Pablo Correa Sánchez, j’ai 30 ans, je suis originaire de Medellín, je vis à Marchamalo, dans la province de Guadalajara, je suis matador de toros et cette année est la saison la plus importante de ma vie. »
Tertulias : « Tu dis que cette année est la plus importante, mais tu disais pareil l’année dernière, et l’année d’avant aussi, non ?
Juan de Castilla : « Chaque mois de mars, chaque mois de mai, je me dis que la saison à venir est la plus importante de ma vie, parce que, heureusement, ma carrière de matador est en progression, elle va crescendo. En 2021, rien ; en 2022, rien non plus ; en 2023, j’ai toréé 5 corridas ; en 2024, 9 corridas et 4 festivals ; et cette année, à ce jour, j’ai déjà presque 10 corridas programmées sans même avoir encore commencé la saison, c’est une bénédiction. »
Tertulias : « C’est plutôt positif, non ? Comment vis-tu cela ? »
Juan de Castilla : « Je le vis très intensément, avec beaucoup de responsabilité et de réflexion. J’essaie de le vivre avec du recul, en étant posé, en prenant mon temps. Que chaque situation soit bien pesée, que rien ne me fasse sortir de mes gonds ou perdre mon cap. Je le ressens avec beaucoup d’intensité mais aussi avec beaucoup de rythme. »
Tertulias : « Explique-moi, quelle est la différence entre cette année et les précédentes, en termes d’intensité des entraînements, de tentaderos ? »
Juan de Castilla : « Cette année, il y a une différence totale dans les tentaderos : j’en ai fait beaucoup plus. Il y a aussi une différence dans la qualité de l’entraînement : je m’entraîne avec beaucoup plus de rigueur. Sur le plan physique aussi, je m’entraîne bien plus intensément. Et puis, il y a une différence au niveau du repos : je me repose beaucoup plus. L’an dernier, je dormais trois ou quatre heures par nuit, cette année je dors un peu plus, et mon corps en avait vraiment besoin. Je sens que je profite davantage de chaque situation. Mon corps est beaucoup plus réceptif à l’entraînement, à l’apprentissage, il récupère bien plus vite des blessures, des voyages, des coups. Pour moi, c’est fondamental. Cette année, pour l’instant, m’apporte une force et une énergie incomparables par rapport aux années précédentes. »
Tertulias : « Le fait de devoir te lever chaque matin pour gagner ta vie loin des arènes a-t-il servi de motivation ? Qu’est-ce qui t’a poussé à te consacrer exclusivement à la tauromachie, en laissant de côté ce travail “alimentaire” ? »
Juan de Castilla : « J’ai arrêté de travailler en février. Le 28 février a été mon dernier jour de travail. En sortant, j’ai pris un selfie devant l’entreprise (entreprise d’expédition de colis express et logistique qui s’appelle Sending) et je me suis dit : « Voilà le dernier selfie que je veux faire ici. » . Ce n’est pas par rancune, au contraire, je suis très reconnaissant, infiniment reconnaissant. Simplement, ce n’était pas ma vie. C’est comme si tu demandais à un militaire de garder un monastère : ça n’a rien à voir. Ou comme si tu mettais un jardinier à nettoyer un gratte-ciel, ça ne colle pas. Ou un avocat à jouer un match de football : ce n’est pas sa vocation. La mienne, c’est de toréer et de tuer des toros. Je me sentais donc un peu perdu, comme déplacé.
C’est vrai que quand j’ai commencé à travailler, je ne travaillais pas pour vivre comme une personne “normale”. Je travaillais pour ensuite pouvoir vivre en torero. Et vivre en torero après le travail, c’était comment ? Eh bien, avec le peu d’argent qu’il me restait de mon salaire, une fois les factures payées, je pouvais aller à un tentadero, aller voir une corrida, m’acheter une muleta, payer un kiné, acheter des chaussures pour m’entraîner…
Travailler pour toréer
Tout ce que je faisais, toutes mes dépenses, étaient entièrement consacrées au toro. Donc oui, je vivais de ce travail, mais en réalité, mon objectif était clair : je travaillais parce que je voulais être torero et je voulais toréer.
Je ne travaillais pas pour vivre en Espagne. Je travaillais parce que je voulais toréer et que ce travail me donnait la possibilité de m’entraîner plus sereinement, sans me demander si j’allais pouvoir manger, finir le mois, payer mon loyer ou mettre de l’essence dans la voiture pour aller aux tentaderos. Pour moi, travailler m’a offert la possibilité de m’entraîner avec plus de tranquillité et de conscience.
Tertulias : « C’est donc pour cette raison que tu es parti en Espagne? »
Juan de Castilla : « Quand je suis venu en Espagne, je ne travaillais pas, je suis venu avec en tête le toro. Je n’y serais pas venu si ça n’avait pas été pour le toro. Pour nous, les Latinos, si on veut avancer dans la vie, on a plutôt en tête les États-Unis, le rêve américain. Mais comme moi je veux être torero, pour moi, c’est le rêve espagnol. »
Tertulias : « Et en France? »
Juan de Castilla : « Eh bien, c’est un autre chapitre de ma vie, un chapitre que j’adore. Je sens que la France, depuis l’année dernière, me donne la vie entière. La France me donne de la catégorie, du cachet, du statut, du bonheur, une économie plus rentable. Tout ce qui vient de la France me plaît, et je suis vraiment infiniment reconnaissant envers la France. »

Tertulias : « Quelle était ta vie en Colombie avant ton départ pour l’Espagne? »
Juan de Castilla : « Quand je vivais en Colombie, je vivais ma vie — ou je la percevais — de manière très naturelle. Je ne voyais pas de grandes difficultés. Mais une fois arrivé en Espagne, en observant comment les jeunes ont grandi ici et comment ils vivent, je me rends compte que ma vie a été très dure et que ce jeune garçon a traversé beaucoup de choses même si je l’ai vécu avec une certaine normalité.
Par exemple, je n’avais pas de quoi payer le bus pour aller m’entraîner, alors je devais y aller à pied, parfois à travers des quartiers très dangereux. Dix kilomètres pour y aller, dix pour revenir après l’entraînement.
Souvent je n’avais pas de quoi me payer un ticket de transport. J’arrivais à l’école taurine, et il y avait un novillero qui avait beaucoup d’argent, mais qui était plutôt paresseux, il n’aimait pas faire le toro. Alors je lui disais : « Je te vends un toro, je vais te l’embestir exactement comme tu veux, de l’élevage que tu veux, et toi tu me donnes un peu d’argent. » Et avec cet argent, je prenais le bus pour rentrer chez moi. J’étais encore un enfant et je disais que je « vendais » les toros.
C’était difficile, parce que les ressources de ma famille étaient très limitées. On sait tous qu’un habit de lumière coûte extrêmement cher, qu’une muleta, un capote, tout cela a un prix. Habiller un enfant en torero, c’est très difficile, sans parler des frais pour l’envoyer aux tentaderos. À la maison, nous n’avons jamais eu de voiture. On se déplaçait toujours en bus. Mais les bus ne passent pas par les ganaderías. Il fallait marcher. C’était compliqué.
Aujourd’hui, je vois ici que les jeunes arrivent en voiture aux tentaderos, ce sont eux qui toréent directement, on les emmène aux novilladas, et pour leur première fois dans l’arène, ils portent un habit de lumière flambant neuf… C’est un autre niveau, c’est une autre réalité. Et ce n’est pas seulement le monde des toros : un enfant normal, dans la rue, ici, a beaucoup d’avantages qui, dans mon pays, étaient tout simplement inaccessibles.
Quand je vivais dans mon pays, je voyais tout cela comme normal. En arrivant en Espagne, j’ai compris que j’en avais bavé. Même si, sur le moment, je le vivais de façon très naturelle. »
Tertulias : « Comment vis-tu le fait de voir ici des jeunes qui ont beaucoup de facilités ? »
Juan de Castilla : « La vie est si longue, si capricieuse, elle tourne tellement… Depuis que j’ai commencé, j’ai vu plus de trois cents novilleros. J’ai vu des gars qui, au campo, me “détruisaient” en tentadero ou de tapia, au point que je me disais : je n’ai rien à faire ici, je ne peux pas rivaliser. Et aujourd’hui, tu les vois, ils font des études, sont devenus banderilleros, ou ont complètement changé de voie. Et à l’inverse, j’ai vu des garçons dont on ne pensait rien, aucun avenir, et qui sont aujourd’hui des vedettes du toreo ou des matadors qui envoient du lourd.
La vie tourne beaucoup. Au final, celui qui change le destin, c’est celui qui tient la pièce en main. C’est pour ça qu’il faut continuer à s’entraîner tous les jours, comme un chien, chaque jour comme si c’était le dernier de ta vie. Parce que si un jour une opportunité se présente, tu dois être si prêt, si fort, que peu importe la difficulté, tu sois prêt à risquer ta vie sans hésiter. »

Tertulias : « Quand tu es arrivé en Espagne, as-tu eu du mal à t’adapter non seulement à la vie espagnole, mais aussi au milieu taurin espagnol ? »
Juan de Castilla : « Oui, d’autant plus que je suis arrivé à 17 ans — et c’est un âge très compliqué pour tout le monde. À 17 ans, on a cette audace de croire qu’on va conquérir le monde, qu’on sait absolument tout… alors qu’en réalité, on ne sait même pas par où les vaches font leurs besoins.
À 17 ans, je pensais avoir beaucoup de connaissances, alors que j’étais simplement en pleine phase d’apprentissage. C’est une période difficile, l’adolescence. Donc, il m’a fallu du temps pour m’adapter à une culture très proche de la mienne, mais avec des bases différentes. Me retrouver complètement seul, à part mon maestro, après avoir toujours été entouré, épaulé par ma famille… ça a été difficile. Très difficile.
Et puis, le monde du toro, le mundillo, ne m’a jamais vraiment plu. Je l’ai toujours perçu comme un milieu rempli d’intérêts, de jeux de pouvoir, d’arrangements… En vérité, j’ai des amis dans le monde taurin, mais pas autant que les gens pourraient le croire. Il m’arrive de croiser quelqu’un dans la rue, on me dit : « C’est untel », et moi je n’ai aucune idée de qui c’est. Si tu me disais maintenant : « Je fais de toi une figura del toreo, mais tu dois me dire qui est l’empresa de telle plaza », je te dirais que je n’en ai aucune idée.
J’ai toujours orienté ma vie vers l’entraînement et l’apprentissage. Mais un apprentissage qui allait au-delà de ces jeux de coulisses. J’ai vécu des situations très douloureuses, des injustices, qui m’ont beaucoup marqué. Alors j’ai choisi de m’en éloigner et de me concentrer sur ce qui, pour moi, est vraiment important.
Je sais que si je m’arrache tous les jours dans les arènes, petit à petit, je finirai bien par savoir qui est l’empresa de telle arène, qui est le banderillero, le matador, qui dirige telle école, quelles ganaderías ont du potentiel… Il y a plein de choses que je maîtrise plutôt bien, mais pas comme ces toreros qui savent tout sur tout : l’apoderado de tel torero, le fils d’untel, l’éleveur de telle ganadería… Ce n’est pas mon cas.
Quand je vais à une corrida, j’arrive juste à temps pour la lidia, et dès que c’est terminé, je repars. Car bien souvent, dans les réunions de toreros ou les rassemblements du mundillo, je ne me sens pas à l’aise. »

Tertulias : « C’est une faiblesse ou une force ? »
Juan de Castilla : « C’est les deux faces de la même pièce. Ça peut être une faiblesse parce que je n’ai pas de contacts, donc il se peut que je rate une opportunité à cause de ça. Mais ça peut aussi être une force, parce que je suis plus protégé, et que ceux qui voudraient me nuire ou me manipuler ne savent pas comment m’atteindre. Je suis certain que la plupart des gens dans le milieu taurin ne sauraient même pas par où commencer pour me faire du mal. Il y en a même qui ne savent pas encore que je m’appelle déjà Juan de Castilla. »
Tertulias : « Pourquoi ce nom de Juan de Castilla? »
Juan de Castilla : « Il vient mon quartier. Je viens du quartier Castilla, à Medellín, l’un des plus conflictuels dans les années 90 — dangereux, avec des histoires de narcotrafic, de sicarios, d’assassinats, d’extorsions… Quand j’ai toréé pour la première fois, on m’a demandé comment je m’appelais. J’ai répondu Juan Pablo Correa Sánchez, et on m’a dit que ce n’était pas un nom très « torero ». Alors on m’a proposé de m’aider à trouver un nom, et ils ont commencé à me poser des questions.
Ils m’ont demandé d’où je venais, et j’ai répondu : du quartier Castilla. Là, ils ont fait des têtes un peu bizarres. Dans un élan de rébellion, j’ai dit : Tu sais quoi ? Je vais m’annoncer comme Juan de Castilla, en hommage à ma communauté, à mes amis, à ma famille — qui sont des gens très bien. Et à partir de ce moment-là, j’ai commencé à porter ce nom. »
Tertulias : « Quand on est Colombien, comment vit-on la mort annoncée de la corrida dans son pays ? »
Juan de Castilla : « C’est un grand écran de fumée qu’ils ont fait exploser au moment parfait. Il y a toujours eu des antitaurins en Colombie, et cela a toujours été un débat permanent. Mais cela s’est énormément intensifié depuis l’arrivée de ce nouveau gouvernement, un gouvernement totalement de gauche. Moi, je ne suis ni de droite ni de gauche, ces questions ne m’intéressent pas, mais je sais que ce gouvernement attaque directement la tauromachie, parce qu’il pense que c’est une affaire de droite, de riches, et de gens pleins d’argent.
Les politiques au pouvoir ne se rendent pas compte que près de 60 % des aficionados sont des gens de la campagne, des personnes simples, issues du monde rural, et que 90 % des bénéficiaires de cette économie, ce sont les gens modestes, les gens du peuple. Alors pourquoi le gouvernement veut-il s’en prendre à cela ?
Le pays leur a échappé des mains. La Colombie est en train de revenir à l’époque de Pablo Escobar, aux années 90, avec la guérilla, l’insécurité, les extorsions, les enlèvements, les assassinats, les massacres…Il y a des zones entières du pays contrôlées par les guérilleros, où même l’armée ne peut pas entrer. C’est extrêmement grave.
Tous les jours on entend : embuscade de la guérilla – 10 militaires tués, embuscade de l’ELN – 2 policiers tués, 30 000 déplacés, massacre de 50 paysans dans tel village…
Ecran de fumée
Comme toutes les nouvelles sont mauvaises, que fait le gouvernement ? Il interdit la tauromachie. Et dans le monde entier, on entend : le gouvernement colombien interdit la tauromachie. Mais ce qu’il fait, c’est cacher ce qu’il ne veut pas que l’on voie.
C’est une honte. Le gouvernement préfère souvent qu’on massacre des militaires, qu’on tue des policiers, qu’on extorque les paysans, qu’on les force à fuir, qu’on les oblige à abandonner leurs terres ou à cultiver la coca. Il préfère tout cela plutôt que nous tuions un toro dans une arène, de manière digne, tout en créant de l’emploi.
C’est leur vision ? Leur mentalité ? Eh bien, que peut-on attendre d’une société qui a voté pour un président qui fut lui-même guérillero et a tué des gens ? Que peut-on attendre ? Nous sommes foutus. On ne peut rien espérer. Quand on élit ce genre de présidents, que peut-on espérer pour notre pays ? »
Tertulias : « Tu ne parles pas de tes parents. Qu’en pensent-ils ? »
Juan de Castilla : « Mes parents sont très inquiets pour mon pays. Avant, je pouvais parfois leur faire un petit cadeau, leur envoyer une certaine somme d’argent. Et cette somme suffisait pour faire les courses pendant un mois. Aujourd’hui, je leur envoie le même montant, et ça suffit à peine pour six ou sept jours.
Alors bien sûr, ils voient le changement dans le pays, l’insécurité qui a augmenté, et ça leur fait mal, évidemment, parce qu’ils le vivent au quotidien. Moi, souvent, je suis ignorant de ce qui se passe là-bas parce que je n’y suis plus, donc ça ne me touche pas de la même manière. Mais quand j’y retourne, je le ressens profondément.
Sur le plan taurin, au début, c’est mon père qui en savait un peu plus, mais à un niveau très basique. Ma mère, elle, ne connaissait absolument rien aux toros. Mais dès que je leur ai dit que je voulais devenir torero, ma mère a dépassé mon père à toute vitesse ! Aujourd’hui, elle connaît tout : les ganaderías, les toreros, elle suit les faenas. Quand je vais à un tentadero, je lui envoie ma position, et elle me dit :— Ah, c’est tel élevage ! Ce torero y a toréé telle corrida, il a rompu avec tel apoderado, ce novillero va toréer demain…
Et je lui demande :— Mais maman, comment tu sais tout ça ? Et elle me répond :— Parce que ça me passionne. Ma mère est devenue une aficionada incroyable, d’une passion démesurée depuis que je me suis lancé dans les toros. Et pour moi, c’est une grande fierté, cela me touche énormément. »
Tertulias : « Sont-ils venus te voir toréer en Europe ? »
Juan de Castilla : « Jamais, parce que c’est très difficile. Je n’ai pas encore les moyens économiques de faire venir mes deux parents. C’est extrêmement coûteux. Je croise les doigts pour que fin de cette année ou l’année prochaine, ce soit possible. Mais je suis très lucide. Si je veux faire venir mes parents, mon père devra arrêter de travailler. Il faudra compenser ce manque à gagner, payer deux billets d’avion aller-retour, et tout le reste.
Une fois ici, je m’occupe d’eux sans problème, ce n’est pas ça qui me bloque. Mais le coût initial, ce saut, est très compliqué à franchir. C’est l’un de mes grands rêves : que mes parents voient, de leurs propres yeux, comment ma vie a changé, que je touche les étoiles, que je réalise mes rêves. Ce serait merveilleux. Mais oui, c’est très, très difficile. »

Tertulias : « Aujourd’hui en Europe, tu sembles être cantonné aux corridas dures, est-ce un créneau qui va être définitif ? »
Juan de Castilla : « Je crois… jusqu’à toujours. Ça ne me dérangerait pas, tant que mon corps me le permet. Je ne veux pas sortir du circuit, ni me mettre dans un entre-deux. Mon idée, même si elle peut paraître un peu ambitieuse, ce serait de pouvoir choisir.
Imagine, par exemple : je vais à Madrid, je sors en triomphe, et l’année suivante je suis à nouveau à San Isidro. Mais à quoi bon me battre pour une place contre des figuras comme Roca Rey, Castella, Talavante ou Perera, dans une corrida de Victoriano del Río ? C’est très difficile.
Quand tu vas tuer une corrida de Victoriano del Río à Madrid, qu’attend l’aficionado ? Un toro qui charge fort au cheval, qui soit bravo, et qui, ensuite, tienne quarante passes parfaitement liées, de tous les côtés, propres, longues, harmonieuses.
Mais dans une corrida comme Dolores Aguirre, qu’attend le public ? Pas grand-chose. Et si un toro se jette pour t’arracher la tête, s’il te cherche, s’il bouge, s’il ne tombe pas, et que tu arrives à t’imposer, à le dominer, à le tuer avec efficacité, là, oui, les gens s’enflamment. Dans ce genre de corrida, personne n’attend quarante passes propres avec des remates parfaits. Mais si, par hasard, un toro te permet de le faire… alors tout change.
Donc, mon rêve, ce serait quoi ? Pouvoir choisir. Par exemple : tuer deux types de corridas dans l’année. Une de Fuente Ymbro, ou du Puerto de San Lorenzo, ou de Garcigrande…mais aussi une de Dolores Aguirre. Pour que les gens voient que je suis capable d’imposer aux durs, et de toréer avec finesse les bons.
Il y a quelqu’un qui a marqué ma vie, c’est le maestro Espartaco. Quand j’étais jeune et que j’allais à sa finca, dans le salon de la plaza de tientas, il y avait trente têtes de toros, la plupart sans oreilles. Des têtes de Miura, de Victorino, de Murteira, de Pablo Romero… mais aussi de Juan Pedro, de Núñez del Cuvillo, etc.
C’est ce que je veux dans le salon de ma maison. Prouver que je peux avec les durs, et toréer avec art les nobles. C’est ça que je veux pour moi. Alors oui, certains diront que je suis prétentieux. Mais si je n’avais pas cette ambition, si je ne rêvais pas grand, alors je ne serais qu’un petit rêveur. Et au final, le rêveur est aussi grand que ses rêves.
C’est ça, ma vie, mon choix. Il faut se battre, s’entraîner, souffrir, il y aura des cornadas, des coups, des moments difficiles, des doutes dans la tête…Mais ce sont mes décisions. Et c’est la vie que j’ai choisie. »
Tertulias : « Quelle est la meilleure définition de ta manière de toréer ? »
Juan de Castilla : « Qu’il est difficile de parler de soi-même. J’essaie de définir ma tauromachie comme une éthique pure. Nous savons que l’éthique, souvent, n’est pas marquée par la beauté, mais par la profondeur. Mais quand l’éthique est profonde, elle devient belle, elle devient très belle. Je crois que quand un torero se joue la vie et ne cache rien, c’est du beau travail. Je suis conscient de mes défauts et mes faiblesses. Dans ma vie, je ne sais si je vais toréer avec mon maestro Morante de la Puebla (sourires), j’aimerais. Donc, avec ce point de départ, j’ai déjà beaucoup de chemin à faire. Je pense que je suis un torero très éthique. J’essaie de faire de l’éthique ma voie et mon étoile polaire. »
Tertulias : « N’as-tu pas la crainte de rester enfermé dans ce créneau des corridas dures, alors que ces élevages sont de plus en plus rares et que de jeunes toreros arrivent chaque jour avec la même ambition ? »
Juan de Castilla : « Tant qu’il y aura des aficionados dans le monde entier, il y en aura toujours pour aimer les corridas dures, et d’autres pour vibrer avec des toros qui chargent à merveille — il y a de la place pour tous les types d’aficionados. C’est ça que je veux : je veux me préparer à affronter les mauvais, pour leur couper les oreilles, et face aux bons, les toréer avec plénitude. Et je l’ai déjà fait.
Dans mon pays, j’ai toujours toréé aux côtés des figuras. On me considère comme une vedette là-bas, alors on me met sur les meilleurs cartels. Rien que l’année dernière, sur cinq corridas, j’en ai toréé deux. À la feria de Manizales, j’ai été le triomphateur. La première corrida, je l’ai partagée avec Ferrera et De Justo ; la seconde, avec Ponce et Castella, et nous sommes tous sortis a hombros.
Évidemment, eux ne toréent pas les dures, ils toréent les bonnes, et malgré tout, je coupais les oreilles avec eux. J’ai été deux années de suite triomphateur à la plaza de la Santa María de Bogotá, avec Ponce, Castella, Roca Rey… C’étaient des cartels de véritables figuras du toreo. À Cali, pareil : avec Ponce et Ureña, Ferrera et Joselito Adame. Ce sont des choses qui, pour moi, sont très gratifiantes. »

Tertulias : « Ressens-tu un certain racisme taurin en Espagne, qui t’empêche d’entrer sur les grands cartels ?
Juan de Castilla : « Non. Si je cherchais à m’imposer dans les corridas dites « bonnes », alors oui. Là, je me heurterais à une porte blindée, et on ne me donnerait même pas un tournevis pour essayer de l’ouvrir. Mais comme je torée ce que les autres ne veulent pas toréer, ce qu’ils ne veulent pas affronter, eh bien moi, ce que je leur offre, c’est un homme qui se joue la vie.
Et je sais que c’est ma porte d’entrée pour devenir une figura du toreo. Je dois être conscient que c’est ce chemin-là qui peut m’ouvrir toutes les portes. Je ne vais pas tourner le dos à ce qui me donne à manger. C’est un point de vue spirituel : je ne peux pas trahir ce qui a éveillé l’intérêt des empresas pour moi, ce qui m’a permis de rester en vie et encore dans l’arène aujourd’hui.
Parce que, si ce n’était pas pour le toro brave, pour le toro dur, je serais en train de livrer des colis dans une entreprise. Alors que Dieu bénisse les ganaderías dures, mais qu’Il me donne aussi la force de m’imposer face aux bonnes, parce que celles-là, je veux aussi les toréer. »
Tertulias : « Quelles sont les particularités de l’entraînement quand on se prépare à affronter des corridas dures ? »
Juan de Castilla : « C’est pour ça que j’ai dû prendre la décision d’arrêter de travailler. Travailler huit heures par jour, ensuite aller à la salle de sport, puis dormir trois ou quatre heures, mon corps commençait déjà à me le faire payer. Alors je me suis dit que je devais faire des choix. Pour affronter ce type de corridas, il faut être très fort physiquement. Je pense qu’en ce moment de ma vie, je suis dans la meilleure forme physique que j’aie jamais eue, mais je suis aussi beaucoup plus mentalement préparé. J’ai eu des périodes où j’étais fort comme un chêne physiquement, mais ma tête n’était pas à sa place. Aujourd’hui, mentalement, je me sens très serein, très posé, totalement disponible, totalement engagé, prêt à tout donner.
Comment je me prépare mentalement pour tuer ce genre de toros ? D’abord, il faut être très studieux. Il faut étudier énormément les ganaderías, voir où elles en sont, comment elles évoluent. Les toros de Miura aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux d’il y a dix ans. Pareil pour les Cebada Gago, ou les Sobral, qui viennent de cette même souche. Il faut savoir comment les Cuadri chargent en ce moment, comment ça se passe avec les Vega-Teixeira, qui étaient pratiquement inconnus l’an passé et ont sorti un toro exceptionnel à Orthez. Pareil avec les Saltillo, qui ont eu un toro de qualité à Vic Fezensac l’an dernier, que Sánchez Vara a très bien toréé.
Il faut toujours évoluer avec les ganaderías, rester très attentif. Donc il faut beaucoup étudier. Je me prépare aussi mentalement en essayant de faire en sorte que mon esprit donne à mon corps les raisons nécessaires pour supporter des moments de tension extrême. Parce qu’il peut toujours y avoir un moment de tension maximale, une cogida, une cornada. Mais au final, les blessures sont physiques. Moi je préfère avoir l’esprit clair, convaincu que tout va bien se passer. Même si la douleur physique est intense, la tête doit rester en place. Il faut qu’elle soit très bien préparée.
Pour cela, je me mets en situation constamment. Je me demande : « Si ça m’arrive, comment je réagis ? Si telle autre chose arrive, comment je m’en sors ? ». C’est un exercice constant, je fais travailler mon esprit tout le temps de cette façon. Et quand survient une situation difficile, ce n’est jamais aussi grave que ce que j’avais imaginé, donc je parviens à la surmonter beaucoup plus facilement. »
Tertulias : « Et techniquement ? »
Juan de Castilla : « Avec cette évolution des ganaderías, tu dois adapter la technique pour pouvoir les affronter. Au final, la technique est unique, immense, et plus tu as l’esprit ouvert, plus tu connais les ganaderías, mieux tu sais à quel moment appliquer chaque technique.
Tout le monde dit qu’il y a des ganaderías très braves qu’il faut “casser” par le bas. Mais il y en a d’autres qui sont aussi très braves, mais si tu leur baisses trop la main et tu les bloques, elles te passent dessus. Il y a aussi des toros très braves ou des ganaderías très compliquées qu’il faut toréer à leur hauteur, ou ne pas trop les pousser au cheval.
Donc c’est un travail constant : étude en plaza, entraînement, retour à la plaza, entraînement, encore et encore… ou vidéo, entraînement, vidéo, entraînement, vidéo. »

Tertulias : « Qu’aimerais-tu pouvoir exprimer face au toro de tes rêves ? »
Juan de Castilla : « Je crois que je ne me suis jamais imaginé le toro de mes rêves.»
Tertulias : « Alors, imaginons-le, comment serait-il ? »
Juan de Castilla : « J’aimerais qu’il permette une faena fondée sur l’éthique de la vérité, du courage, du fond, de la pureté… mais qu’elle soit aussi marquée par des moments de beauté. Il y a une faena que je considère comme l’une des plus importantes de ma vie, celle d’un toro que j’ai gracié à Bogotá, qui s’appelait Talentoso de Juan Bernardo Caicedo. Ce toro, je l’ai toréé totalement pour moi. Artistiquement, cette faena me plaît énormément. Je suis sûr qu’aujourd’hui, si je la refaisais, je serais bien meilleur, mais je crois que c’est le toro que j’ai le mieux toréé artistiquement.
Lors de ma confirmation d’alternative, le second toro était un Sobral, un vrai tigre, et ce jour-là, j’étais prêt à tout, quoi qu’il arrive. Je ne sais pas pourquoi le président m’a refusé l’oreille, mais bon, c’est comme ça. Pour moi, ce jour-là représente une ligne de conduite : même quand ce n’est pas clair, il faut y aller, avancer avec ses idées et avec sa vérité. Au bout du compte, il y a toujours un moment où le toro se trompe… et alors il embiste. »
Tertulias : « L’an dernier, tu as vécu l’expérience de toréer à Vic le matin et à Madrid l’après-midi. Qu’est-ce qui est le plus stressant : courir pour attraper l’avion ou affronter le toro ? »
Juan de Castilla : « C’est d’arriver à Madrid. Ça, c’était le plus stressant. Je me disais : si je n’arrive pas à Madrid, je suis mort. Je serais comme un être sans âme, un corps sans vie, parce que je ne me le serais jamais pardonné. L’aficionado ne me l’aurait jamais pardonné non plus. Beaucoup de gens pensaient que si j’allais à Vic le matin, je n’allais pas bien toréer parce que je penserais à l’après-midi, et que si j’arrivais à Madrid, je ne serais pas bien non plus parce que je serais épuisé de la matinée.
Je suis très content de leur avoir fermé la bouche : j’ai tout donné, j’ai appuyé jusqu’à la dernière goutte, à genoux dans une boue où on ne pouvait même pas marcher à cause de la pluie. J’ai coupé une oreille à un toro de Pages – presque deux –, puis je suis allé à Madrid et j’ai été très bien avec la corrida de Miura.
Alors le soir, une fois couché dans mon lit… voilà, c’était fait. Et si quelqu’un a quelque chose à redire, qu’il prenne ses responsabilités.

L’instant présent y nada mas
Je n’ai jamais pensé au toro suivant qui m’attend dans les corrales, jamais. En fait, bien souvent, quand je vais toréer dans une arène importante, mes apoderados m’emmènent au campo les jours précédents ; ils me font toréer des becerras petites ou « normales » pour que je m’amuse et reste souple. Ils savent que, si l’on me met une vache puissante devant, j’en oublie que j’ai une corrida à venir : si elle se révèle compliquée, je vais vouloir lui trouver toutes les solutions, prendre des risques, et je pourrais me blesser — et manquer la course.
Eux le savent : pour moi, il n’existe pas de “deuxième toro”. Seul compte celui que j’ai devant moi, la muleta que je tiens, l’instant présent. J’en oublie si ma famille va bien ou mal, si quelqu’un me regarde ; plus rien n’existe. Je me coupe du monde : il n’y a que ma muleta et le toro.
C’est justement cela qui m’a servi, à Vic comme à Madrid. Face au toro de Prieto de la Cal, il n’existait pas encore celui de Pagès-Mailhan. Face au Pagès-Mailhan, les Miura n’existaient pas. Devant le premier Miura, ni les deux premiers du matin, ni le suivant n’avaient d’importance. Avec le dernier Miura, toute la matinée s’effaçait. Il n’y avait que ce moment-là, rien d’autre. Et je crois que c’est ce qui permet d’atteindre son rendement maximal dans des instants très précis. »
Tertulias : « Pourquoi une empresa devrait-elle engager Juan de Castilla ? »
Juan de Castilla : « Si j’étais mon propre apoderado, je frapperais à la porte d’une empresa et je dirais : « Vous devez engager ce torero, parce que je suis sûr que beaucoup toréent, mais lui, il vient avec l’intention de sortir les choses du plus profond, avec rage. »
Beaucoup viennent pour enchaîner les passes, trouver les bonnes distances, et couper des oreilles de manière facile. Mais moi, ma façon de toréer, c’est comme ma manière de voir la vie : ce n’est pas une vision « light ». Je n’aime pas le Coca-Cola light. J’aime les choses fortes. Je n’aime pas la petite feuille de laitue toute seule. J’aime une bonne côte de bœuf, un bon vin, j’aime ce qui a de la profondeur. Et c’est exactement ce que j’essaie de faire dans mon toreo. »
Tertulias : « Alors, Juan Pablo Correa Sánchez est-il très différent de Juan de Castilla ? »
Juan de Castilla : « Pas du tout. Les gens savent qui est Juan de Castilla, mais personne ne sait qui est Juan Pablo Correa Sánchez. Ils ne savent même pas qu’il existe. Moi, je préfère qu’on me connaisse sous le nom de Juan Pablo, car au fond, c’est l’homme qui donne sa force à Juan de Castilla. Mais si les gens connaissent Juan de Castilla, tant mieux, c’est le torero. Ils n’ont pas besoin de connaître ma vie personnelle. Mais au fond, il n’y a aucune différence. C’est la même personne. L’un sans l’autre, c’est impossible. Ce serait comme un cerveau sans cœur : ça ne peut pas fonctionner. »
Nous remercions Juan Pablo pour cet entretien sincère et droit, à l’image de sa tauromachie.
Propos recueilles par Philippe Latour